15 x 20 cm
280 pages
978-284809-256-0
25 €
Journaux, exercices et autoportraits
Joe Brainard
Traduction de l’anglais (États-Unis),
par Martin Richet
Postface de Vincent Broqua
Joe Brainard (1942-1994) est né à Salem dans l’Arkansas, il a grandi à Tulsa (avec Ron Padgett). Artiste, poète et décorateur de théâtre, Joe Brainard s’installe à New York à 19 ans. Il y rejoint le groupe dit de l’École de New York des poètes et des peintres : Frank O’Hara, Ted Berrigan, John Ashbery, et Ron Padgett. L’art visuel de Brainard qui va de la peinture au collage et au dessin, est souvent situé dans l’éphémère. Brainard a publié plus d’une douzaine de livres, parmi lesquels le célèbre I Remember (1975), traduit en français par Marie Chaix, Actes Sud, (1997), Babel, (2002), qui inspira le Je me souviens de Georges Perec.
par Jean-Claude Pinson
Place publique #61 Janvier-février 2017
Peintre et écrivain lié à l’École de New York, Joe Brainard (1942-1994) est d’abord connu en France comme l’auteur d’un livre de souvenirs présentés sous forme de liste (I Remember), livre qui donna à Georges Perec l’idée de son fameux Je me souviens. C’est dans la même veine que s’inscrivent les écrits ici choisis, rassemblés et traduits par Martin Richet – avec l’aide de Ron Padgett, poète et exécuteur testamentaire de son ami Brainard.
Ce qui frappe d’emblée le lecteur, outre le côté direct et rafraîchissant d’une écriture à la ligne parfaitement claire, c’est la très grande variété et inventivité des formes utilisées par l’auteur pour renouveler, en la chahutant tous azimuts, la logique d’un propos avant tout autobiographique.
Dans sa substantielle postface, Vincent Broqua parle d’un « Montaigne Pop ». On ne saurait mieux dire, car si c’est bien lui-même, « tout entier et tout nu » (comme dit l’avis au lecteur des Essais) que s’emploie, s’essaie à peindre Joe Brainard, il le fait en revisitant « l’expérimentation de soi » (l’essai au sens de Montaigne) à l’aune de la culture populaire de l’Amérique de son temps. À cette culture, devenue, sous l’effet de l’industrie culturelle, pleinement « pop » dans les années 1970, il emprunte à la fois ses thèmes et ses personnages (ceux par exemple de Nancy et de Flash Gordon), mais aussi ses outils, s’appropriant ses démarches littéraires et graphiques (usant par exemple des raccourcis narratifs propres à la B.D).
« Tout entier et tout nu », car rien de l’existence et du monde de l’auteur n’est laissé de côté. Sans limites, le genre autobiographique embrasse tout. Brainard en fait le lieu d’une réflexion répétée sur l’écriture (sur la difficulté qu’elle y a à ce qu’elle soit « authentique », sincère, capable de vérité) aussi bien que celui d’une attention aiguë à la banalité du quotidien, à l’insignifiance (apparente) de ce que Perec appelait « l’infra-ordinaire ». « Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? », demandait l’auteur de La Vie mode d’emploi. « Comment, ajoutait-il, parler de ces “choses communes”, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. » Et Perec d’inviter l’écrivain à faire « l’inventaire de ses poches », afin que la littérature se fasse anthropologie non plus de l’exotique, mais de ce qu’il appelait « l’endotique ». C’est bien à un tel inventaire de tout ce qui fait sa vie que se livre Brainard, n’omettant rien, pas même « les petites fleurs bleues sur [son] papier toilette » qui, tel matin, l’ont « frappé par leur inanité ».
Peindre l’instant
On connaît la formule de Montaigne : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage. » Fixer la succession des jours et le flux du vécu, saisir le passage en sa pointe la plus fine, telle est aussi l’ambition de Brainard. Emblématique de ce point de vue est le poème intitulé « 13 janvier ». L’auteur cherche à y serrer au plus près, à coup d’énoncés minimaux, ascétiques, la teneur ordinaire d’un moment, son épaisseur infime, son intensité de bas voltage, sa platitude sans aura et cependant mystérieuse – son pas vraiment « grand-chose » qui cependant est « tout » : « Par ma fenêtre la neige tombe, sur fond translucide de ciel lavande, avec un zeste d’orange, zigzaguant en bas parmi les silhouettes des bâtiments noirs. (Le congélateur claque, et tremble). Et c’est bien simple, ce que je veux vous dire : sinon grand chose, tout. Peindre le moment pour vous cette nuit. »
C’est ainsi toute une époque, tout un milieu, toute une Amérique, celle des années 1960-1970, une Amérique éprise de liberté grande et d’aventures en tous genres (celle des drogues n’étant pas la moindre), propice à toutes les expérimentations artistiques, qui, non pas revit, mais vit dans ces textes. Car il ne s’agit pas de souvenirs, mais de textes écrits à chaud, à vif, sur le motif le plus souvent. Sous cet angle, l’écriture est pour Joe Brainard de l’ordre de la performance artistique ; elle est une action, conduite à même la vie, indissociable de son mouvement et de ses péripéties. L’écrit, comme le disait déjà Thoreau, est avant tout le recto visible, imprimé, d’une feuille dont le verso est la vie même. Ainsi en est-il des récits de voyage qui figurent dans le présent volume. Ils ne sont pas écrits après coup, mais au fil même, par exemple, d’un trajet en car Greyhound qui voit l’auteur aller de la gare routière de New York à Montpelier dans le Vermont. Écrire, loin d’en être un à-côté distinct, fait partie du voyage, de son moment vécu. Avant d’être la production d’un texte destiné à l’impression, c’est une action qui a lieu à même la vie ordinaire : « Le vieil Allemand à côté voudrait savoir ce que j’écris. / “Une espèce de carnet”, est ce que je pense avoir dit. / “Oh.” / J’écris comme un fou depuis Springfield. Il doit me prendre pour une sorte de génie (rien à voir avec le toxico que je suis). »
La pratique de l’écriture, pour les écoles philosophiques de l’Antiquité, était d’abord un exercice spirituel contribuant à l’élaboration d’une forme de vie plus accomplie. Brainard n’est certainement pas l’héritier conscient de cette tradition rappelée par Michel Foucault. Néanmoins, ce n’est pas sans raison qu’il intitule « exercices » certains de ses textes. La pratique de l’art (qu’il soit scripturaire ou graphique) y est en effet associée à la recherche d’une forme aussi bonne que possible de vie. Dans l’esprit le plus pur du pragmatisme américain, l’écriture, indissociable de l’expérience de vivre, est pour l’auteur « performantielle », en tous les sens du mot.
Le laboratoire des mots
Elle obéit aussi à une logique innovante qui n’est pas sans rapport avec celle qui prévaut dans l’expérimentation scientifique et technique. L’atelier, comme la factory d’Andy Warhol, est aussi un laboratoire, sinon une fabrique. Artiste, le poète est également un saggiatore (un « essayeur ») à la façon de Galilée. Il fait l’essai de formes de vie (tente par exemple, lui qui est gay, l’expérience de passer une nuit avec une amie, Joanne) en même temps qu’il invente des formes textuelles inédites. Confiant en une puissance d’engendrement inhérente au langage le plus littéral, il soumet son matériau, le langage, au banc d’essai afin que puisse naître, de la simple démarche embrayée par l’invention d’une forme, des objets inattendus. Ainsi de ces « mini-essais » où l’on trouve cette surprenante définition pince sans rire de l’Amérique : « Qu’une boîte géante, taille familiale, de lingettes “Suprême-Trois-Couches-Extra-Doux-Luxe” ne coûte que 39 centimes devrait, il me semble, restaurer notre foi en quelque chose. »
Mais pas question, une fois la flèche décochée, de s’attarder, d’épiloguer. La poétique de la littéralité est chez Brainard une poétique de la brièveté, de la concision qui abrège. Mieux vaut « ne pas » que trop. Un texte qui a pour titre « Pas d’histoire » consistera ainsi en cette simple phrase : « J’espère que vous avez pris autant de plaisir à ne pas lire cette histoire que j’en ai pris à ne pas l’écrire. » Adepte, comme Alex Katz, de la ligne claire (« une ligne droite vers la clarté »), admirateur des tableaux « extravertis » d’un peintre qui a su allier figuration et littéralité, Joe Brainard joue d’une écriture qui n’est que faussement naïve. Car sans cesse, pour le plus grand plaisir du lecteur, il use aussi de la surprise et du nonsense, d’une absurdité qui advient à même le langage le plus ordinaire, sans qu’il soit besoin de trop solliciter les mots : « Plein de voitures en train de regarder un film » (ou encore : « La vie du placard est pleine de cintres »). D’ailleurs la prégnance de l’incongru et de l’absurde n’est pas seulement affaire de goût personnel. Elle n’est pas tant un trait de la personnalité de l’auteur (« Si je suis aussi normal que je le pense, nous sommes tous cinglés ») qu’une constante de la condition humaine. Elle participe de nos démêlés avec le langage (Novalis déjà le notait, il y a une « espièglerie » des mots avec laquelle nous ne sommes jamais quittes). Chez Brainard, tout concourt à nous faire entendre que nos existences donquichottesques sont sans cesse, en coulisse, en butte au sourire en coin d’un Sancho Pança narquois. Nul doute que, pour une large part, c’est un tel sens carnavalesque du nonsense qui fait le charme très singulier d’une écriture où Montaigne se voit endosser le costume de la culture pop. n
JEAN-CLAUDE PINSON
Joe Brainard, Peindre le moment pour vous cette nuit, Journaux, exercices et autoportraits, traduit par Martin Richet, postface de Vincent Broqua, Joca Seria, 280 pages, 25 €.